INTRODUCTION
La transplantation hépatique (TH) est le traitement curatif des hépatopathies cirrhotiques. Les patients arrivent à la greffe avec une hémostase perturbée, qui va encore être modifiée au cours des différentes phases de la chirurgie. Les facteurs de risque de saignement et les besoins transfusionnels sont difficiles à prévoir, et malgré d’importants progrès au cours des 20 dernières années, 20 à 25 % des patients transplantés reçoivent au moins 1 produit sanguin labile (PSL) en per opératoire (1), et 10 % des TH nécessitent une transfusion massive. La gestion du saignement et de la transfusion peropératoire repose sur des algorithmes transfusionnels, guidés par les résultats des tests de laboratoire et/ou des tests de biologie délocalisée.
MODIFICATIONS DE L’HÉMOSTASE SELON LES TEMPS OPÉRATOIRES
Au cours de la dissection du foie natif, le risque hémorragique est principalement lié à la technique chirurgicale, aux antécédents de chirurgie abdominale sus-mésocolique, à la sévérité de l’hypertension portale et dans une moindre mesure aux troubles préopératoires de l’hémostase. En cas de saignement au cours de cette phase les facteurs de la coagulation et les plaquettes sont consommées. L’hémodilution peropératoire entraîne également des répercussions sur l’hémostase (2).
À la phase d’anhépatie une hyperfibrinolyse est quasi constante et s’explique en partie par l’absence de clairance hépatique du t-PA produit par l’endothélium vasculaire (3). La concentration de t-PA croît au cours des phases de dissection et d’anhépatie. Parallèlement, l’activité du PAI-1 diminue. Cette hyperfibrinolyse persiste généralement dans l’heure suivant la revascularisation du greffon, avec libération par le greffon de t-PA provenant de l’endothélium ischémique. L’hyperfibrinolyse peut s’accompagner d’une séquestration plaquettaire majorant la thrombopénie. Après la revascularisation du greffon, un effet héparine-like est fréquemment observé sur des tracés de thromboélastographie (3,4). Il est lié à la libération par le greffon de l’héparine utilisée lors du prélèvement et de substances héparine-like provenant de l’endothélium ischémique du greffon. Dans la moitié des cas, cet effet est de résolution spontanée. Sa signification clinique reste cependant à éclaircir. Cet effet héparine-like existe à l’état basal chez les patients en insuffisance hépatique aiguë, sans influence sur le test de génération de thrombine. Au cours de la TH l’évolution est la même que pour les patients cirrhotiques, avec une résolution spontanée après la greffe.
En peropératoire les fonctions plaquettaires sont préservées, sans activation excessive ni protéolyse des récepteurs-clés plaquettaires (5). En postopératoire, l’activation et la consommation plaquettaires expliquent la thrombopénie classiquement observée. La restauration des fonctions hépatiques et la synthèse de thrombopoïétine aboutissent à la normalisation de la numération plaquettaire dans les 14 jours (6). Au cours de la TH, les taux plasmatiques de facteur von Willebrand (vWF) restent élevés. L’activité fonctionnelle du vWF augmente pendant la procédure, alors que le taux d’ADAMTS13 diminue (7). Libéré par les cellules endothéliales lors de la phase d’anhépatie, le vWF est consommé après la revascularisation du greffon, par augmentation des dépôts et de la clairance macrophagique (mais aussi endothéliale et hépatocytaire) localisée au niveau du foie et de la rate. La capacité fonctionnelle du système vWF-plaquettes est conservée tout au long de la procédure et même augmentée après la revascularisation du greffon (7). Rapidement après la transplantation, une diminution significative de l’ADAMTS13 peut être observée, associée à une augmentation des multimères de haut poids moléculaire de vWF. Ces anomalies reflètent la dysfonction du greffon liée aux lésions d’ischémie-reperfusion ou au rejet aigu. Une thrombopénie sévère est associée, par l’activation et la consommation des plaquettes dans les microthrombi intrahépatiques ainsi que par la toxicité centrale médicamenteuse (immunosuppresseurs, antibiotiques) (6,8,9). La restauration des fonctions hépatiques et la synthèse de thrombopoïétine aboutissent à la normalisation de la numération plaquettaire dans les 15 jours.
FACTEURS PRÉDICTIFS DE SAIGNEMENT ET TRANSFUSION
Il demeure difficile d’identifier des facteurs prédictifs de saignement peropératoire en TH. La transfusion de produits sanguins ne dépend pas uniquement de la quantité de pertes sanguines, mais aussi de l’algorithme décisionnel propre à chaque institution. Par conséquent, la comparaison des besoins transfusionnels entre différents centres de TH est biaisée par les pratiques cliniques locales (10).
Les nombreuses études ayant tenté d’identifier les facteurs prédictifs de saignements sont observationnelles, rétrospectives et souvent hétérogènes. Parmi les facteurs identifiés dans différentes études, notons un faible indice de masse corporelle, un faible taux d’hémoglobine (Hb) préopératoire, un score de MELD élevé, un faible taux de fibrinogène préopératoire, et une pression veineuse centrale (PVC) élevée avant le clampage.
GESTION DU SAIGNEMENT ET DE LA COAGULOPATHIE PEROPÉRATOIRE
Stratégie transfusionnelle
Durant la phase de dissection, il est essentiel d’éviter toute surcharge liquidienne susceptible d’augmenter la pression portale et, par conséquent, le risque de saignement (11). Certaines études suggèrent qu’une phlébotomie pourrait réduire la pression portale et limiter les pertes sanguines ainsi que les transfusions péri-opératoires (12-15). Une étude randomisée contrôlée de faisabilité est en cours au Canada (NCT05647733).
L’administration prophylactique de produits sanguins, notamment de plasma frais congelé (PFC) et de concentrés plaquettaires, pour corriger des anomalies des tests de coagulation en l’absence de saignement actif est déconseillée (16). En effet, la transfusion de PFC en amont d’une intervention chirurgicale n’apporte aucun bénéfice prouvé et pourrait aggraver l’hypertension portale. Elle est également associée à des risques de TACO, de TRALI et d’infection. La thrombopénie est fréquente chez les patients en attente de TH. Sa sévérité n’affecte pas directement la survie, alors que la transfusion de plaquettes est associée à une diminution de la survie à un et cinq ans (17,18).
Une approche libérale des transfusions de CGR est corrélée à une augmentation de la mortalité en TH (19). L’approche actuelle vise un taux d’Hb entre 7 et 8 g/dL en l’absence de saignement actif majeur ou de cardiomyopathie structurelle. L’utilisation d’un dispositif de récupération sanguine avec retransfusion autologue est recommandée : elle réduit les besoins en produits allogéniques et les complications associées. En cas de carcinome hépatocellulaire, cette stratégie ne semble pas affecter la récidive du cancer, la survie sans maladie ni la survie globale. L’ajout d’un filtre de leucoréduction semble permettre en outre de causer des dommages morphologiques léthaux aux cellules cancéreuses et ainsi prévenir le risque de dissémination du cancer (20).
L’administration prophylactique systématique d’agents antifibrinolytiques (acide tranexamique, acide ε-aminocaproïque) n’a pas démontré de bénéfice significatif en termes de pertes sanguines, de besoins transfusionnels ou de complications thromboemboliques (21). Leur utilisation devrait donc être individualisée en fonction des facteurs de risque du patient et de la chirurgie, du type de donneur (mort encéphalique vs Maastricht 3), et éventuellement des résultats des tests de biologie délocalisée, tout en gardant à l’esprit le manque de sensibilité de ces dispositifs vis-à-vis de l’hyperfibrinolyse.
Les concentrés de facteurs (concentré de complexe prothrombique (CCP), concentré de fibrinogène (CF)) guidés par les tests viscoélastiques restent peu étudiés en TH. Les CCP présentent plusieurs avantages comparés au PFC : absence de tests de compatibilité, risque infectieux quasi nul, diminution du risque de réaction transfusionnelle, du risque de TRALI, de TACO et d’anémie de dilution (22). Certaines études semblent démontrer que leur utilisation permettrait de réduire la transfusion de PSL, sans augmentation significative des complications thromboemboliques (22-25). Toutefois, une étude a rapporté une hausse des événements thrombotiques postopératoires, incluant des thromboses artérielles, portales et de la veine cave inférieure (26). À ce jour, aucune étude randomisée contrôlée n’a été publiée sur ce sujet et le seul essai randomisé (PROTON trial) a été interrompu pour défaut de recrutement. D’autres études robustes sont nécessaires pour démontrer l’efficacité, la sécurité ainsi que la dose optimale de concentrés de facteurs en TH afin de pouvoir recommander leur utilisation.
Place des tests de biologie délocalisée
Les tests viscoélastométriques (TVE) (thromboélastographie (TEG®) et thromboélastométrie (ROTEM®), semblent plus adaptés pour guider le clinicien que les tests de coagulation conventionnels (INR, PT, PTT, fibrinogène, plaquettes), lesquels ne reflètent qu’une partie du système hémostatique et présentent un délai d’analyse pouvant aller jusqu’à 60 minutes (11).
L’utilisation des TVE pour guider le clinicien dans sa prise en charge transfusionnelle semble permettre de réduire l’usage de CGR et de PFC sans effet sur la mortalité à 90 jours ou la durée d’hospitalisation (27). Cependant, cette revue systématique avec méta-analyse repose principalement sur des études observationnelles, et les deux essais cliniques randomisés inclus n’ont pas abouti aux mêmes conclusions. Malgré cela, plusieurs sociétés savantes recommandent l’usage de TVE pour monitorer la coagulation en TH (28,29). Ces tests présentent toutefois des limites, notamment leur insensibilité au facteur de von Willebrand (vWF) et à la protéine C, deux éléments clés de l’hémostase chez les patients cirrhotiques (30). Un dispositif de sonorhéométrie, le Quantra®, a été évalué en TH. Une étude observationnelle prospective multicentrique a montré une bonne corrélation avec le ROTEM® pour la mesure de la coagulation et de la fibrinolyse (31). Une autre étude rétrospective a démontré une bonne corrélation avec les tests de laboratoires standards et proposé un algorithme de traitement du saignement actif en TH en utilisant le dispositif étudié (32). Toutefois, aucune étude interventionnelle n’a encore validé son utilisation ni défini d’algorithme thérapeutique qui pourrait avoir un impact sur la morbi-mortalité post-opératoire.
CONCLUSION
La TH s’adresse à des patients le plus souvent atteints de cirrhose, avec un nouvel équilibre hémostatique. Chaque phase opératoire s’accompagne de nouvelles perturbations hémostatiques, multifactorielles et difficiles à prévoir. La gestion peropératoire du saignement et la transfusion repose sur des algorithmes transfusionnels, intégrant éventuellement les résultats de tests de biologie délocalisée.
En France, l’étude observationnelle multicentrique HEMOTRANSPLANT a pour objectif de mieux décrire et prédire le saignement et les besoins transfusionnels au cours de la TH (NCT 06257407).