INTRODUCTION
Les maladies chroniques du foie résultent d’une agression hépatique prolongée, souvent accompagnée d’une inflammation chronique. Cette inflammation peut entraîner une fibrose hépatique diffuse. Lorsque la fibrose déstructure l’architecture hépatique normale et entoure des nodules régénératifs, le foie atteint le stade de cirrhose. Cette dernière ne survient pas chez tous les patients atteints de maladie hépatique chronique : environ 10 à 20 % des patients évoluent au stade cirrhose en 10 à 20 ans (1,2).
La cirrhose évolue en deux phases. D’abord compensée, elle reste souvent silencieuse pendant plusieurs années. Puis elle devient décompensée, avec des complications comme l’ascite, les hémorragies digestives (par rupture de varices œsophagiennes par exemple), l’encéphalopathie
hépatique ou l’ictère. En cas de défaillance hépatique et extrahépatique (cérébrale, rénale, respiratoire, hémostatique…), on parle d’« insuffisance hépatique aiguë sur chronique » (en anglais, Acute-on-Chronic Liver Failure, ACLF), au pronostic sombre (3). Cette décompensation est souvent déclenchée par une infection ou une consommation excessive d’alcool.
La cirrhose reste mal connue du grand public, souvent réduite à l’alcoolisme, ce qui retarde les diagnostics et les prises en charge précoces. Le score de Child-Pugh (Tableau 1) permet de classer sa gravité en trois catégories : A (compensée), B (décompensation débutante) et C (forme avancée) (1,2).
En France, environ 200 000 personnes sont atteintes de cirrhose, dont un tiers au stade sévère. L’âge moyen au diagnostic est de 50 ans. À l’échelle mondiale, les maladies du foie tuent près de 2 millions de personnes chaque année, dont la moitié à cause de la cirrhose. Elle est la 11e cause de décès et figure parmi les principales causes d’incapacité entre 25 et 74 ans.
Les causes principales de cirrhose sont la consommation chronique d’alcool, la stéatose hépatique non alcoolique (liée au surpoids, à l’obésité et au diabète) et les hépatites virales B et C (1).
La cirrhose entraîne deux conséquences majeures : l’hypertension portale et l’insuffisance hépatocellulaire. L’hypertension portale est due à une pression accrue entre le système porte et la veine cave, causée par une résistance intra-hépatique accrue et un débit splanchnique augmenté. Cette dernière résulte de changements structurels (fibrose, nodules) et hémodynamiques (déséquilibre vasoconstricteurs/vasodilatateurs). Elle engendre plusieurs complications : ascite, varices hémorragiques, encéphalopathie hépatique, insuffisance rénale, et infections (4).
Le foie étant l’organe de synthèse de nombreuses molécules en lien avec l’hémostase (thrombopoïétine, facteurs de la coagulation et de la fibrinolyse notamment), l’insuffisance hépatocellulaire s’accompagne de modifications significatives de l’hémostase. Un nouvel équilibre hémostatique est donc créé et son évaluation est un réel challenge puisque les tests d’exploration de l’hémostase de routine ne sont pas nécessairement très adaptés. L’impact de la cirrhose sur les différentes étapes de l’hémostase est détaillé dans les chapitres suivants.
Impact de la cirrhose sur l’hémostase primaire
L’atteinte hépatique impacte l’hémostase primaire, la coagulation plasmatique et la fibrinolyse (Figure 1). Pour chacune de ces étapes, les données de la littérature ont permis de mieux comprendre la physiopathologie de cette coagulopathie et de proposer un concept de balance hémostatique rééquilibrée (5,6).
L’hémostase primaire fait intervenir plusieurs acteurs essentiels : l’endothélium vasculaire, le facteur von Willebrand (FvW), les plaquettes, le fibrinogène ainsi que les forces de cisaillement générées par la circulation sanguine. Dans la cirrhose, plusieurs altérations simultanées
modifient profondément cette phase initiale de l’hémostase (7).
Une thrombopénie est fréquemment observée et résulte principalement de l’hypersplénisme induit par l’hypertension portale. Elle est également en lien avec la baisse de la synthèse hépatique de thrombopoïétine, un facteur clé de la production plaquettaire.
Le taux de FvW est élevé chez le patient cirrhotique en lien avec une sécrétion accrue par l’endothélium dysfonctionnel. Cette augmentation s’accompagne d’une diminution de la protéine a disintegrin and metalloproteinase with a thrombospondin type 1 motif, member 13 (ADAMTS-13), protéase spécifique responsable du clivage des multimères de haut poids moléculaire du FvW. Ce déficit contribue à une accumulation de formes hautement actives du FvW, favorisant ainsi l’adhésion plaquettaire (8).
Bien que le taux de fibrinogène soit diminué dans les stades avancés, ce taux est souvent préservé aux stades modérés de cirrhose et sa participation à l’hémostase primaire n’est pas compromise.
Au total, malgré la thrombopénie, l’élévation du FvW et la diminution de l’activité de l’ADAMTS-13 contrebalancent partiellement, conduisant à une balance hémostatique de l’hémostase primaire globalement rééquilibrée, du moins dans de nombreux cas. L’étude de cette hémostase primaire par des tests globaux est un réel challenge, ce qui rend difficile une évaluation très fine de ce nouvel équilibre.
Impact de la cirrhose sur la coagulation
La coagulation plasmatique est une cascade de réactions enzymatiques complexes, mettant en jeu l’activation séquentielle de zymogènes communément appelés facteurs de coagulation. Ce processus s’intègre dans un système dynamique comprenant à la fois des facteurs procoagulants et des inhibiteurs, ces derniers étant l’antithrombine, la protéine C et la protéine S. L’objectif de cette cascade est la génération rapide et localisée d’un pic de thrombine qui permet la transformation du fibrinogène en fibrine insoluble, laquelle polymérise pour former un maillage tridimensionnel stabilisant le clou plaquettaire initial.
La cirrhose impacte significativement la coagulation plasmatique par altération de la synthèse hépatique des protéines de la coagulation (5,6). Une diminution concomitante de l’ensemble des facteurs procoagulants d’origine hépatique (facteurs II, V, VII, IX, X et XI) est
systématiquement observée, en lien avec la sévérité de la maladie hépatique. Une exception notable est le facteur VIII dont les concentrations plasmatiques sont augmentées dans la cirrhose. Cette augmentation des taux circulant est attribuée à une baisse de la clairance hépatique et à une synthèse endothéliale conservée ou augmentée (9,10).
La sévérité de l’insuffisance hépatocellulaire est généralement corrélée à l’intensité de ces modifications et les tests conventionnels de coagulation (principalement le temps de prothrombine (TP) et le temps de céphaline avec activateur (TCA) sont utilisés en routine pour évaluer ces anomalies. Le TP est un marqueur indirect mais robuste de la synthèse hépatique et sa diminution constitue un critère pronostique intégré dans les scores de gravité (Child-Pugh, MELD). Toutefois, ces tests explorent uniquement les facteurs procoagulants et ne tiennent pas compte des
inhibiteurs de la coagulation, limitant ainsi leur capacité à évaluer le statut hémostatique global.
Pendant de nombreuses années, le déficit en facteurs procoagulants observé dans la cirrhose a été interprété comme un facteur de risque hémorragique majeur. Cette vision est aujourd’hui dépassée au profit du concept de « balance hémostatique rééquilibrée », au sein duquel le déficit simultané des inhibiteurs physiologiques de la coagulation (antithrombine, protéines C et S) contrebalance le déficit en facteurs procoagulants. Ce nouvel équilibre, fragile et sujet à des décompensations en réponse à des stress physiopathologiques (infection, procédure invasive, hémorragie, etc.), est désormais reconnu comme responsable d’une coagulopathie propre à la cirrhose, oscillant entre risque thrombotique et risque hémorragique (6).
Par ailleurs, les anomalies du fibrinogène observées dans la cirrhose ne se limitent pas à une simple hypofibrinogénémie. Une dysfibrinogénémie acquise, caractérisée par des altérations structurales et fonctionnelles du fibrinogène (glycosylation aberrante, oxydation) est
fréquemment décrite. Elle peut se traduire par une formation de caillots plus denses, moins perméables et plus résistants à la lyse, contribuant potentiellement à une réduction de la fibrinolyse endogène (7,11,12).
Le test de génération de thrombine (TGT), en tant que test global de l’hémostase, permet une évaluation (en théorie) plus physiologique de cette balance entre facteurs pro- et anticoagulants. Ce test mesure la quantité de thrombine générée au cours du temps après une activation standardisée et permet d’apprécier l’ensemble des interactions entre les activateurs et inhibiteurs de la coagulation. Chez les patients cirrhotiques, plusieurs études ont montré que le TGT peut révéler une capacité de génération de thrombine conservée, voire augmentée et en lien avec le degré de sévérité de la maladie hépatique, suggérant un état hypercoagulable (13,14). De plus, il existe probablement des spécificités locales à la circulation portale comme en atteste une étude démontrant un état hypercoagulable dans cette circulation portale, lié aux déficits en PC/PS et à l’élévation du FVIII (15).
Au total, la coagulopathie du patient cirrhotique ne peut être résumée à une simple hypocoagulabilité : il s’agit d’un état hémostatique rééquilibré mais instable, nécessitant une approche individualisée pour la prise en charge thérapeutique et la stratification du risque hémorragique ou thrombotique.
Impact de la cirrhose sur la fibrinolyse
La fibrinolyse constitue la dernière phase de l’hémostase en permettant de dégrader le réseau de fibrine formé lors de la coagulation, permettant ainsi de reperméabiliser le vaisseau. Ce processus repose principalement sur l’activation du plasminogène en plasmine, une sérine-protéase qui dégrade les mailles de fibrine en produits de dégradation solubles, parmi lesquels figurent notamment les D-dimères, marqueurs couramment utilisés pour évaluer l’activité fibrinolytique in vivo.
Chez le patient cirrhotique, un déséquilibre des effecteurs de la fibrinolyse est fréquemment observé. La concentration plasmatique du tissular plasminogen activator (t-PA), principal activateur de la fibrinolyse, est généralement augmentée en partie sous l’effet de l’activation endothéliale. Parallèlement, son principal inhibiteur, le plasminogen activator inhibitor-1 (PAI-1), est également augmenté, suggérant une potentielle compensation. Le plasminogène (substrat de la réaction de fibrinolyse) est quant à lui diminué, reflétant l’insuffisance hépatocellulaire et la diminution de la synthèse protéique globale. Enfin, les inhibiteurs physiologiques de la fibrinolyse (également produits par le foie) tels que l’α2-antiplasmine et le thrombin activatable fibrinolysis inhibitor (TAFI), présentent des concentrations plasmatiques diminuées (11,16).
Ces nombreuses modifications des protéines de la fibrinolyse chez le patient associées à une absence de test global et fiable rendent l’évaluation globale de la fibrinolyse particulièrement complexe. Les tests supposés globaux tels que le temps de lyse des euglobulines, la thrombo-
élastographie ou les temps de lyse du thrombus sont d’interprétation délicate et ne permettent pas de tirer des conclusions univoques. Toutefois, la fibrinolyse du patient cirrhotique semble faire l’objet d’un nouvel équilibre dont les caractéristiques peuvent varier selon l’étiologie de la maladie hépatique sous-jacente (7).
CONCLUSION
Les altérations de l’hémostase en lien avec la cirrhose sont nombreuses et impactent l’ensemble des étapes de l’hémostase. Pendant de nombreuses années, le dogme du patient cirrhotique « naturellement anticoagulé » était étayé par les perturbations des tests de routine comme le TP et le TCA. Les données scientifiques de ces dernières années démontrent que la coagulopathie du patient cirrhotique semble être rééquilibrée mais plus instable. En parallèle, les études cliniques retrouvent un risque de thrombose notamment veineuse augmenté chez le patient cirrhotique.
Si les nouveaux tests d’évaluation de l’hémostase tels que la thrombinographie ou les tests viscoélastiques ont permis de mieux comprendre la physiopathologie de la
coagulopathie du cirrhotique, leur place dans la stratégie de prise en charge (management péri-opératoire, monitoring de l’anticoagulation, prédiction d’événements hémorragiques ou thrombotiques) reste à démontrer par des études cliniques multicentriques.
POINTS CLÉS À RETENIR
• La cirrhose impacte l’ensemble des étapes de l’hémostase (hémostase primaire, coagulation et fibrinolyse).
• Le nouvel équilibre hémostatique créé par la cirrhose est difficilement évaluable en pratique au laboratoire d’hémostase. L’apport des tests globaux (comme le test de génération de thrombine) semble prometteur mais demeure pour l’instant du domaine de la recherche.
• Les complications hémostatiques (notamment thrombotiques) qui surviennent chez le patient cirrhotique sont à ce jour difficilement prévisibles par les tests d’hémostase classiques.
MOTS CLÉS
cirrhose, coagulation, foie, hémostase, thrombose
RÉSUMÉ
La cirrhose est caractérisée par une fibrose hépatique sévère et des nodules régénératifs. Elle évolue de manière silencieuse au stade compensé puis se complique lors d’une décompensation (ascite, hémorragies, encéphalopathie…). La prévalence actuelle de la cirrhose en France est d’environ 200 000 personnes. Les principales causes sont l’alcool, les hépatites virales et la stéatose hépatique non alcoolique. La cirrhose entraîne une hypertension portale et une insuffisance hépatocellulaire impactant fortement l’hémostase. Malgré la thrombopénie fréquente, une augmentation du facteur von Willebrand et une baisse de l’ADAMTS-13 participent à une hémostase primaire partiellement rééquilibrée. La coagulation plasmatique est également perturbée : baisse des facteurs procoagulants mais aussi des inhibiteurs, aboutissant à un équilibre fragile et instable entre risque hémorragique et thrombotique. Les tests classiques (TP, TCA) sont insuffisants pour guider la prise en charge. Les nouveaux tests globaux (thrombinographie, tests viscoélastiques) ouvrent des perspectives mais leur intérêt clinique reste à valider. Enfin, la fibrinolyse est modifiée par des déséquilibres complexes entre activateurs (t-PA), inhibiteurs (PAI-1) et son substrat (plasminogène) rendant son évaluation difficile. Ces dernières années, ces modifications hémostatiques induites par la cirrhose ont été l’objet de nombreuses études à travers des tests innovants et plusieurs dogmes sont tombés. La place de ces tests innovants dans l’algorithme de prise en charge des patients reste à définir.ABSTRACT
Cirrhosis is characterized by a severe hepatic fibrosis and regenerative nodules. It progresses silently during the compensated stage and becomes complicated in the decompensated stage (ascites, bleeding events, hepatic encephalopathy…). In France, cirrhosis affects approximately 200,000 people. The main causes are alcohol consumption, viral hepatitis and non-alcoholic fatty liver disease. Cirrhosis leads to portal hypertension and hepatocellular failure, both of which strongly impact haemostasis. Despite frequent thrombocytopenia, an increase in von Willebrand factor and a decrease in ADAMTS-13 contribute to a partially rebalanced primary hemostasis. Coagulation step is also modified: a decrease in both procoagulant factors and natural anticoagulants results in a fragile and unstable balance between bleeding and thrombotic risks. Conventional tests (PT, aPTT) are insufficient to guide management. New global tests (thrombin generation, viscoelastic testing) offer promising insights but their clinical relevance remains to be validated. Finally, fibrinolysis is altered due to complex imbalances between activators (t-PA), inhibitors (PAI-1) and its substrate (plasminogen), making assessment challenging. In recent years, these hemostatic changes induced by cirrhosis have been extensively studied using innovative tests, overturning several longstanding assumptions. However, the role of these recent assays in patient management algorithms has yet to be clearly defined.
KEYWORDS
cirrhosis, coagulation, haemostasis, liver, thrombosis